venerdì 24 marzo 2023

LA SOCIOLOGIA DI P. BOURDIEU. BOUVERESSE J., Les médias, les intellectuels et Pierre Bourdieu, LE MONDE DIPLOMATIQUE, FEBBRAIO 2004

 haque jour nous donne une occasion supplémentaire de mesurer le vide énorme qui a été créé par la disparition de Pierre Bourdieu et de constater à quel point le modèle de l’intellectuel critique, dont il aura été probablement le dernier grand représentant en France, est devenu désuet. Ce qui est en train de le remplacer est, je crois, assez bien décrit par Jean-Claude Milner dans son pamphlet Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?, quand il écrit : « Au premier temps de l’appel à servir [des notables] succéda le second : “Cessez de nous offusquer par trop de preuves d’un savoir excessif ou d’une pénétration désagréable”, ajoutèrent les notables. Il ne suffit pas de servir, il faut aussi se montrer humble. Il y eut des rhéteurs pour se faire les doctrinaires de cette humilité, du Collège de France au Journal. De là, l’intellectuel d’aujourd’hui, pusillanime devant les forts, dur aux faibles, ambitieux sans dessein, ignorant sous les oripeaux de la pédanterie, imprécis en style pointilleux, inexact en style détaillé (1). »


Même si, comme cela se passe presque toujours en pareil cas, Milner a probablement tendance à idéaliser quelque peu la période précédente, ce qu’il dit semble pour l’essentiel exact et correspond à l’arrivée au pouvoir d’un type d’intellectuel dont Bourdieu connaissait particulièrement bien les mœurs et le comportement, et dont il avait pressenti et décrit l’avènement. J’ai proposé récemment de désigner du nom d’« intellectuel déférent » le genre d’intellectuel qui se garde soigneusement de donner l’impression d’en savoir plus ou d’avoir plus de conscience que d’autres et qui ne perd pas une occasion de manifester son respect pour toutes les formes de pouvoir, économiques, politiques et médiatiques, les autorités morales et religieuses, les croyances populaires et même, le cas échéant, les idées reçues.

L’évolution, dans la période récente, constitue une des questions sur lesquelles j’ai eu souvent l’occasion de parler avec Bourdieu dans les dernières années. Et il est important de remarquer qu’il fait justement partie de ceux qui se sont opposés jusqu’au bout à l’idée de pratiquer l’humilité sous la forme fallacieuse qui est aujourd’hui recommandée, autrement dit de faire les concessions et d’accepter les accommodements demandés sur la question de la compétence et du savoir, avec l’espoir de réussir à contenter le plus grand nombre. Il n’a jamais considéré que la tâche de l’intellectuel, même et surtout s’il est sociologue, puisse être, comme on le demande de plus en plus aujourd’hui, de se borner à refléter simplement le social dans tous ses aspects, y compris les plus inacceptables, en évitant autant que possible de le juger et de formuler des appréciations susceptibles de choquer ou de brusquer les acteurs.

La tâche du sociologue, pour Bourdieu, n’a jamais consisté à s’occuper essentiellement de « renifler le social », selon une expression qui a été utilisée par le directeur de la thèse d’Elizabeth Teissier – y compris, éventuellement, dans ce qu’il peut avoir de plus nauséabond pour quelqu’un qui a conservé certaines exigences morales et intellectuelles –, mais à acquérir une connaissance réelle des mécanismes qui le gouvernent, par des méthodes qui n’ont rien de naturel et d’immédiat, une connaissance qui n’est pas seulement souhaitable, mais indispensable, pour pouvoir espérer réussir à le transformer.

A la fois savant et « militant »

Cet aspect du problème est essentiel pour comprendre certaines des attaques les plus virulentes auxquelles Bourdieu a eu à faire face dans les dernières années de sa vie. Il s’est retrouvé dans la position de quelqu’un qui donne l’impression de défendre une position scientiste et élitiste contre ce qu’on peut appeler la démocratie et l’égalité en matière de connaissance et de croyance. C’est le modèle de l’intellectuel déférent qu’adopte Philippe Sollers lorsque, dans un article intitulé « Pour le pluralisme médiatique », publié le 18 septembre 1998 dans Le Monde, il caractérise notre époque comme étant « une époque de pluralités, d’incertitudes, de visages sans cesse nouveaux, de surprises, de croisements, de confrontations, de singularités irréductibles » et recommande à l’intellectuel d’accepter désormais, en les traitant sur un pied d’égalité, toutes les formes de contradiction et de débat, quels que soient leur provenance et le degré de compétence et de sérieux de ceux qui expriment un point de vue différent du sien.

Alain Finkielkraut s’exprime de façon plus claire encore quand il suggère que, contrairement aux apparences, ce n’est pas au pouvoir abusif des médias que s’attaque Bourdieu. Mais à ce qu’on peut appeler l’« incontrôlabilité démocratique ». Ce que le sociologue ne peut pas accepter, « ce n’est pas le règne du même, c’est qu’à égalité avec la sienne d’autres voix se fassent entendre, ce n’est pas le rétrécissement de l’espace public, c’est son existence (2). »

C’est un point sur lequel il faut insister particulièrement. Depuis que les médias sont devenus, aux yeux d’une partie du monde intellectuel lui-même et en tout cas sûrement des intellectuels les plus médiatiques, l’incarnation du pluralisme démocratique, par quoi il faut entendre en réalité le relativisme et le subjectivisme le plus complet en matière de conviction et de croyance (« c’est mon opinion, c’est mon choix, etc. »), un intellectuel qui se lance dans la critique des médias, surtout s’il le fait d’un point de vue qui se présente comme étant celui de la connaissance objective et même, pis encore, scientifique, a tous les risques d’être accusé de refuser de jouer le jeu de la démocratie réelle.

On considère généralement qu’avec la publication de La Misère du monde, en 1993, un tournant important s’est effectué dans l’itinéraire intellectuel de Bourdieu, puisque c’est à ce moment-là qu’il s’est engagé complètement dans l’action politique et médiatique. Cette façon de présenter les choses est, bien entendu, assez artificielle, puisque les écrits de Bourdieu, depuis les tout premiers, qui sont liés à l’expérience de la colonisation en Algérie, jusqu’aux plus récents, ont toujours présenté le même caractère très engagé. Mais plus curieuse encore est l’idée, également assez répandue, que Bourdieu a en quelque sorte cessé d’être un savant quand il est devenu militant (autrement dit, partisan). Thomas Ferenczi, dans un article du Monde du 19 janvier 2001 titré « Les intellectuels dans la bataille », écrit que, dans les dernières années, Bourdieu « a renoncé, dans nombre de ses interventions, à la posture du savant pour adopter celle du militant ».

Une affirmation plus que contestable et que Bourdieu n’aurait sûrement pas acceptée, puisqu’il ne croyait pas qu’une présence plus active sur la scène publique et le traitement de questions susceptibles d’attirer davantage l’attention du grand public – par exemple celle des médias en général et de la télévision en particulier – doivent impliquer comme prix à payer la renonciation à l’attitude savante. Quoi que l’on ait pu dire ou écrire sur cette question, il n’a, en tout cas, jamais pensé que la posture du militant puisse se substituer à celle du savant sur les questions de science.

Comme le dit Alain Accardo, « c’est (...) en se soumettant le plus scrupuleusement possible au devoir d’objectivité dicté par la moralité scientifique que le savant, en se battant pour imposer symboliquement la vérité du monde social, se donne les meilleures chances d’accomplir en même temps son devoir moral de solidarité avec les opprimés auxquels il apporte des armes de subversion symbolique de l’ordre établi (3) ». Pas plus dans les dernières années qu’au début, Bourdieu n’a pensé qu’il pouvait y avoir un choix à faire entre la recherche de la connaissance objective et les impératifs de l’action politique et sociale. Et, même sur les questions intéressant en principe tout le monde, il est resté convaincu qu’il y a un abîme entre le traitement méthodique, précis et savant du sociologue professionnel et la rhétorique et le verbiage par lesquels les intellectuels appréciés des médias, qui leur donnent le plus volontiers la parole, cherchent la plupart du temps à le remplacer. Autrement dit, il a toujours été persuadé que, en matière d’engagement, il y a d’abord des choses à savoir et à comprendre, et pas seulement des positions à prendre et des protestations à faire entendre.

Dans La Misère du monde, qui a été un best-seller et qui a contribué à faire découvrir la sociologie à un bon nombre de gens qui en ignoraient probablement tout et n’avaient aucune raison particulière de s’y intéresser, Bourdieu manifestait de façon publique et solennelle son engagement aux côtés de tous les exclus de notre société, en commençant par un chapitre dédié à ceux qui incarnent aujourd’hui au plus haut degré la souffrance, l’humiliation et parfois l’indignité sociales. Il s’agissait bien entendu, pour l’essentiel, des souffrances du prolétariat moderne, si l’on veut bien admettre qu’il existe encore aujourd’hui un groupe, une classe ou, en tout cas, une réalité sociale qui méritent d’être appelés de ce nom, un point sur lequel Bourdieu n’avait, pour sa part, aucun doute. Mais la misère sociale n’est pas une simple question de pauvreté matérielle et elle peut, bien entendu, servir d’exemple, de bien des façons, à l’intérieur du monde intellectuel lui-même.

Bourdieu est quelqu’un que la misère du monde, sous toutes ses formes, a toujours révolté. Je partage, pour ma part, entièrement le point de vue exprimé par Gérard Noiriel dans un livre récent sur ce que l’on peut appeler la radicalité de l’engagement et sur la violence du style qui en résulte chez lui : « La sociologie de Bourdieu tout comme la philosophie de Foucault (...) me fournissaient des arguments pour continuer à penser avec Marx, mais contre Marx. Deux éléments me permettaient de faire la transition. D’abord, la violence du style de Bourdieu n’avait rien à envier à celle des marxistes. Ce qui me séduisait beaucoup à l’époque, car j’étais convaincu qu’un discours radical reflétait nécessairement un engagement radical. Ensuite, la sociologie de Bourdieu illustrait à sa manière le mot d’ordre léniniste que j’avais fait mien au début des années 1970 : Seule la vérité est révolutionnaire. Autrement dit, pour être utile aux plus démunis, il suffisait de découvrir et de dire le vrai. Mais le dispositif que proposait Bourdieu me paraissait beaucoup plus satisfaisant que le précédent, car il mettait au premier plan la recherche empirique au lieu de tenir des discours abstraits sur la lutte des classes et la science de l’histoire. De surcroît, alors que le marxisme s’était concentré sur le pouvoir économique, Bourdieu fournissait des instruments qui permettaient de mieux comprendre la domination, culturelle et symbolique, dont j’avais découvert toute l’importance au moment du conflit de Longwy. Je disposais désormais de tout un arsenal d’arguments pour étayer la critique des “porte-parole” que les hommes du fer avaient publiquement affirmée (4). »

La constatation que fait Noiriel pourrait, je crois, être répétée par un bon nombre d’intellectuels de ma génération, qui ont eu avec la pensée et le travail de Bourdieu le même genre de rapport. J’ai souvent entendu Bourdieu, notamment quand il critiquait le mode de pensée et le comportement des élèves de Louis Althusser, déclarer sur un ton mi-plaisant mi-sérieux qu’il était le seul intellectuel français réellement marxiste de l’époque. Il voulait dire par là qu’il était le seul à faire le travail d’analyse et de recherche empirique sur la réalité sociale qu’un marxiste d’aujourd’hui devrait se considérer comme obligé de faire.

Dans quelle mesure croyait-il réellement que, pour être utile aux plus démunis, il suffit de découvrir et de révéler la vérité sur le monde social ? Il considérait sûrement cela comme une condition nécessaire, ce qui est compréhensible dans la mesure où, si un intellectuel peut, en tant que tel, être utile aux plus démunis, ce ne peut être vraisemblablement que par ce qu’il représente et ce qu’il est capable d’apporter, à savoir la connaissance. Mais sur la question de savoir si la condition nécessaire est également suffisante, Bourdieu était, je crois, ou est devenu en tout cas, au fil des années, plus hésitant. C’est un problème que je connais relativement bien, parce que j’en ai discuté souvent avec lui et qu’il fait partie de ceux sur lesquels nous n’avons jamais été réellement d’accord.

J’ai toujours trouvé, en effet, un peu trop optimiste l’idée qu’un surplus de connaissance et de compréhension doive produire nécessairement ou même puisse produire fréquemment un effet de libération sur celui auquel il est fourni. C’est une supposition qui m’a semblé, surtout dans la période récente, régulièrement contredite par les faits. Les vérités de la sociologie critique peuvent parfaitement être intériorisées sur un mode plus ou moins cynique sans que cela change grand-chose au comportement des intéressés : on continue à agir comme auparavant, mais en sachant ce qu’il en est et en s’abritant derrière le fait que, du point de vue du sociologue lui-même, tout le monde fait à peu près ce qui était prévu et ne peut tout simplement pas faire autrement.

Bourdieu m’a dit à différentes reprises qu’il avait été profondément choqué par ce que j’avais écrit, dans Rationalité et cynisme, à propos de la façon dont une meilleure connaissance comme celle que nous devons à la sociologie et aux sciences humaines en général peut, dans les faits, encourager non pas à un effort d’émancipation, mais, au contraire, à la résignation et au cynisme. C’est sûrement choquant, mais cela n’est malheureusement guère contestable. L’usage que l’on fait aujourd’hui d’intellectuels qui ont compté en leur temps parmi les plus subversifs – comme Foucault, qui est devenu, à ce qu’il semble, un auteur de référence pour certains penseurs du Medef – constitue une confirmation intéressante de cela. Alain Accardo a sûrement raison de remarquer que, si la vision bourdieusienne des rapports sociaux a suscité autant d’hostilité, chez les membres de l’établissement en tout cas, « c’est parce qu’elle invite ceux qui la prennent au sérieux à se montrer conséquents et à choisir leur bord (5) ».

Mais on peut craindre qu’il n’y ait malheureusement rien à quoi l’homme d’aujourd’hui s’habitue aussi facilement et qui finisse par lui sembler aussi naturel que l’inconséquence. Penser d’une façon et agir d’une autre peut malheureusement aussi devenir un habitus (6) et même constituer l’habitus moderne par excellence.

Et quelle critique de la presse ?

On peut évidemment aussi se rassurer en se disant que Bourdieu est resté, pour sa part, l’ennemi n° 1, unanimement reconnu et ouvertement désigné, de tous les défenseurs de l’ordre libéral et que sa pensée ne sera pas soumise avant longtemps à un processus de récupération comme celui que j’ai évoqué. Comme le constate Michel Onfray, il y a en ce moment une unanimité assez remarquable, très révélatrice et finalement très rassurante, qui s’exprime contre lui. « La raison en est, explique-t-il, simple et évidente : Pierre Bourdieu affiche clairement son combat contre le capitalisme dans sa version libérale et, conséquemment, il hérite comme ennemis de tous ceux qui défendent cette politique, droite et gauche confondues, autant dire la plupart des journaux, à l’exception de quelques rares titres, une infime poignée dans laquelle on peut lire de véritables hommages, sans critique allusive, ni perfidie rapportée par un ancien disciple, ni réserve émise entre les lignes par un folliculaire habile et diplomate. Or les intellectuels, penseurs, philosophes et autres acteurs du monde des idées qui expriment nettement leur opposition à la domination libérale et au devenir de la planète intégralement soumis à la loi du marché sont peu nombreux dans un temps où l’argent comme horizon indépassable fournit le credo autour duquel s’organise l’ensemble des prises de position idéologiques, nationales et internationales (7). »

Malgré tout, quand on s’interroge sur la capacité que peuvent avoir les intellectuels d’agir sur le monde et de contribuer à le transformer, on est obligé de remarquer d’emblée qu’il n’y a rien de plus facile que de croire ce que disent les plus critiques et les plus radicaux d’entre eux, et en même temps de s’abstenir d’en tirer des conséquences quelconques. C’est une question qui se pose avec une acuité particulière à propos des chances de succès que l’on peut attribuer à la dénonciation des abus de pouvoir dont se rend coupable le système médiatique.

On aimerait pouvoir donner raison à Bourdieu quand il affirme que la critique théorique et savante des médias est susceptible de conduire à une prise de conscience et, par ce chemin, à une modification des comportements individuels et peut-être à une amélioration des choses. « J’ai la conviction, explique-t-il dans son livre sur la télévision – et le fait que je les présente sur une chaîne de télévision en témoigne – que des analyses comme celles-ci peuvent peut-être contribuer, pour une part, à changer les choses. Toutes les sciences ont cette prétention. Auguste Comte disait : “Science d’où prévoyance, prévoyance d’où action.” La science sociale a droit à cette ambition tout comme les autres sciences (8). » Je suis plutôt sceptique sur les résultats auxquels a conduit jusqu’à présent la sociologie critique des médias. Mais l’honnêteté m’oblige à dire que je ne sais pas plus que d’autres ce qui peut encore être efficace contre un pouvoir aussi démesuré et aussi bien armé et protégé que celui dont il s’agit.

Michel Onfray a sûrement raison de répondre à ceux qui ont formulé contre Bourdieu le reproche grotesque d’avoir été « le plus médiatique de tous les ennemis des médias » que « la critique médiatique des médias ne constitue aucunement une contradiction (9) ». « Que disent, écrit-il, les sophistes qui associent critique de la télévision et obligation de ne pas y aller ? Que la critique du fonctionnement des médias s’effectue seulement dans le désert ? Que l’alternative consiste à s’y rendre pour flatter les puissances invitantes ou à ne point y aller afin de garder sa capacité critique ? J’y vois, pour ma part, une erreur de raisonnement, car il existe une autre possibilité : s’y rendre et les critiquer, puis démontrer la légitimité d’une critique médiatique des médias (10). »

Comme tous les penseurs médiatiques, Onfray simplifie un peu trop les choses quand il suspecte a priori la pureté de la motivation des inflexibles (Bourdieu n’appartenait pas, bien entendu, à cette catégorie), en suggérant que, s’ils refusent d’apparaître à la télévision, cela ne peut guère être que parce qu’ils n’y sont jamais invités ou parce qu’ils savent qu’ils n’y seraient pas à l’aise (11). Je me demande s’il ne risque pas, malheureusement, d’être obligé d’inclure dans la catégorie des « cénobites laïcs installés sur les cimes au plus près possible du ciel des idées où le rien, le vide et l’absence règnent en maîtres (12) » des penseurs comme Jules Vuillemin pour lesquels Bourdieu éprouvait justement la plus grande admiration et dont il estimait qu’ils comptent parmi les rares à avoir quelque chose de substantiel à dire aujourd’hui. Si, en ce qui concerne la télévision, la radio et les journaux, la « présence critique » est sans doute préférable à « un silence aussi improductif que le néant (13) », la plupart des intellectuels qui utilisent cet argument pour justifier la réponse positive qu’ils donnent aux sollicitations des médias me semblent devenir très vite beaucoup plus présents que réellement critiques – une chose qu’on ne pourrait, en revanche, sûrement pas dire de Bourdieu. Mais ce n’est pas ce point que je veux discuter ici.

La question n’est pas de savoir si l’on peut ou non critiquer avec succès (en particulier avec un certain succès médiatique) les médias dans les médias. La critique médiatique des médias est sûrement possible et elle est même, pourrait-on dire, prévue et souhaitée par le système lui-même. Mais tout le problème est de savoir quelles sont les chances qu’elle a de réussir à produire des effets réels et si elle est parvenue jusqu’ici – ou peut parvenir demain – à ébranler de façon quelconque le pouvoir auquel elle s’attaque et à modifier, aussi peu que ce soit, une évolution qui semble devenue à peu près inéluctable et sur laquelle personne ne semble plus, depuis longtemps, avoir encore les moyens d’agir.

Christopher Lasch observe que « la communication de masse, par sa nature propre, renforce, à l’instar de la chaîne de montage, la concentration du pouvoir et la structure hiérarchique de la société industrielle. Elle ne le fait pas en diffusant une idéologie autoritaire faite de patriotisme, de militarisme et de soumission, comme tant de critiques de gauche l’affirment, mais en détruisant la mémoire collective, en remplaçant les autorités auxquelles il était possible de se fier par un star-system d’un nouveau genre, et en traitant toutes les idées, tous les programmes politiques, toutes les controverses et tous les conflits comme des sujets également dignes d’intérêt du point de vue de l’actualité, également dignes de retenir l’attention distraite du spectateur, et par conséquent également oubliables et dépourvus de signification (14) ».

On ne voit pas très bien, dans ces conditions, ce qui pourrait empêcher la critique des médias de constituer un sujet médiatique capable, comme n’importe quel autre, de retenir un moment l’attention distraite du lecteur ou du spectateur, mais en même temps aussi oubliable et ayant toutes les chances d’être aussi vite oublié que n’importe quel autre. Il n’est donc pas nécessaire d’être un élitiste, un puritain ou un esprit chagrin pour se poser des questions sérieuses sur l’efficacité d’une critique des médias formulée dans les médias et sur le comportement des intellectuels qui se flattent de réussir à être à la fois médiatiques et critiques. Pour expliquer ce qui se passe, il n’est aucunement nécessaire de recourir à une théorie du complot ou d’imputer une perversité spéciale aux acteurs concernés, en particulier aux plus puissants.

Pour Bourdieu, il n’y a pas de forces du mal qui soient à l’œuvre dans le monde social. Il y a seulement des systèmes dont il faut décrire la logique ou, pour utiliser le langage de Bourdieu, des champs dont le fonctionnement obéit à des lois qui, si elles ne sont pas immédiatement connaissables, n’ont cependant rien de secret.

Inégalité d’accès au langage

Pas plus que Kraus, Bourdieu n’a critiqué les journalistes dans l’intention de disculper les intellectuels. Gérard Noiriel écrit que « la critique des intellectuels est sans doute la clé de voûte de toute la sociologie de Bourdieu. La notion de “pouvoir symbolique” qu’il a élaborée pour expliquer cette forme de domination part de l’idée que tous les rapports sociaux sont médiatisés par le langage (15). » C’est un point qui est effectivement tout à fait crucial chez Bourdieu. L’inégalité dans les conditions d’accès au langage et à la maîtrise des formes imposées du bon et du beau langage constitue un des facteurs de discrimination les plus importants entre ceux qui exercent et ceux qui sont condamnés à subir le pouvoir symbolique – et le pouvoir en général dans ce qu’il a nécessairement de symbolique – et une des sources principales de la distinction entre les dominants et les dominés.

Pierre Bourdieu est revenu constamment sur le privilège considérable de ceux qui ont les moyens d’agir d’une façon passant essentiellement par le langage et par leur capacité à faire accepter à autrui une représentation de la réalité qui n’a pas besoin d’être objective pour être crédible – et ne l’est pas du tout même la plupart du temps –, mais qui est conçue pour présenter la réalité à leur avantage et servir leurs propres fins. Le pouvoir symbolique, c’est d’abord le pouvoir d’amener les dominés à percevoir et à décrire les choses comme ceux qui occupent des positions dominantes ont intérêt à ce qu’ils les voient et les décrivent.

C’est vrai, bien entendu, des intellectuels. Bourdieu pense d’eux que leur rapport au langage et leur possibilité de créer le monde dont ils parlent simplement en en parlant sont à l’origine d’une difficulté spéciale qui leur rend souvent extrêmement problématique, pour ne pas dire impossible, l’accès à la réalité proprement dite, et plus spécialement à la réalité sociale. Mais c’est vrai également de tous les producteurs de discours, et en particulier des hommes politiques et des journalistes. On peut penser que cela le sera vraisemblablement de plus en plus, puisque gouverner est devenu aujourd’hui à peu de chose près synonyme de communiquer.

Jacques Bouveresse

Titulaire de la chaire de philosophie du langage et de la connaissance au Collège de France, auteur de Essais V. Descartes, Leibniz, Kant, Agone, Marseille, 2006.

On s'arrête, on réfléchit

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(1Jean-Claude Milner, Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?, éditions Verdier, Lagrasse, 2002, p. 24.

(2Alain Finkielkraut, « Sauver l’innocence et le secret », Le Monde, 18 septembre 1998.

(3Alain Accardo, « Un savant engagé », Awal, Cahiers d’études berbères, n° 27-28, 2003.

(4Gérard Noiriel, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, éditions Belin, Paris, 2003, p. 156.

(5Op. cit., p. 18.

(6NDLR : pour Pierre Bourdieu, « l’habitus, comme le mot le dit, c’est ce que l’on a acquis (...). Mais pourquoi ne pas avoir dit habitude ? L’habitude est considérée spontanément comme répétitive, mécanique, automatique, plutôt reproductive que productrice. Or, je voulais insister sur l’idée que l’habitus est quelque chose de puissamment générateur », dans Questions de sociologie, Minuit, 1980, p. 134.

(7Célébration du génie colérique. Tombeau de Pierre Bourdieu, éditions Galilée, Paris, 2002, p. 12-13.

(8Sur la télévision, suivi de L’Emprise du journalisme, éditions Raison d’agir, 1996, p. 63.

(9Op. cit., p. 64.

(10Ibid., p. 64-65.

(11Ibid., p. 64. Lire aussi Pierre Bourdieu, « A propos d’un passage à l’antenne », Le Monde diplomatique, avril 1996.

(12Ibid., p. 66.

(13Ibid.

(14Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, traduit de l’anglais (américain) par Frédéric Joly, éditions Climats, Castelnau-le-Lez, 2001, p. 56.

(15Op. cit., p. 156.

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