Michelle Perrot est une historienne et militante féministe française. Très jeune, elle est séduite par Simone de Beauvoir. A l’occasion du 70eanniversaire du premier scrutin ouvert aux femmes en France, elle revient, à 86 ans, sur plusieurs décennies de luttes, dont elle fut témoin et actrice.
Ce scrutin d’avril 1945 s’inscrit dans un contexte très particulier, celui de la Libération de la France…
Oui, il faut dire que la période de la Libération était synonyme de grand espoir. La Constitution de 1946 déclarait les hommes et les femmes égaux en droit, c’était quand même quelque chose. Aucune Constitution n’avait proclamé ça auparavant ! Ceci étant, très vite, ça a été le désenchantement : une fois le principe déclaré, une fois le vote passé, on a réalisé que les choses ne changeaient pas vraiment. On demandait toujours aux femmes de rester à la maison et de faire des enfants «pour la France». Il paraissait évident que les hommes devaient diriger le pays, faire dans le politique. D’ailleurs, quand on a demandé à de Gaulle s’il allait prendre des femmes au ministère maintenant qu’elles avaient le droit de vote, il a répondu: «On ne va quand même pas faire un Secrétariat du tricot !» En gros, d’accord pour le vote, mais on ne va quand même pas leur donner un rôle politique.
Malgré cette exclusion, les femmes sont moins abstentionnistes que les hommes…
Je pense que la frontière du politique est encore une frontière à conquérir pour les femmes. Les hommes sont blasés, ils s’en foutent. Et comme on regarde et on médiatise les femmes en politique plus que les hommes, parce que ça reste relativement exceptionnel, les femmes ont l’impression qu’il y a encore quelque chose qui se joue.
Plus globalement, comment la situation a-t-elle progressé, selon vous ?
Le droit a beaucoup progressé, les mœurs un peu. L’égalité civile est réalisée, l’égalité politique en principe. Mais la difficulté, c’est de passer du droit au fait. Dans tous les domaines, on observe une inégalité persistante, en raison des représentations d’une hiérarchie qui se maintient dans l’imaginaire collectif, notamment dans beaucoup d’esprit de femmes. Les difficultés ne sont pas du même ordre qu’au milieu du XXe siècle.
En quoi les difficultés ont-elles muté ?
L’inégalité aujourd’hui est plus insidieuse. Elle est moins commode à reconnaître, plus difficile à décrypter et à dénoncer. On est face à un paysage plus brouillé. A l’époque, les hommes disaient clairement que la femme était inférieure à l’homme. Aujourd’hui, on hésite beaucoup avant de dire quelque chose comme ça, mais au fond, beaucoup le pensent. Alors ça s’enrobe : on dit que la femme est «complémentaire». Ça rend le contre-discours plus compliqué.
Vous pensez qu’il est plus difficile de lutter aujourd’hui qu’il y a cinquante ans ?
Je pense que la lutte est différente. A l’époque les obstacles étaient plus facilement identifiables. Par exemple, il est plus facile de lutter contre un Zemmour qui trouve dans l’émancipation de la femme une des causes du «péril» français que contre le ricanement de nos élus face à la robe fleurie de Cécile Duflot, ou contre certains magazines féminins qui sont des vrais instruments d’aliénation. C’est beaucoup plus insidieux. Et puis, de mon temps [dans les années 70, ndlr] on parlait beaucoup de ça entre nous. Le féminisme était porté, en quelque sorte, par un mouvement collectif. Je n’ai jamais vraiment retrouvé ça par la suite. Aujourd’hui, c’est une lutte plus individuelle.
Quel regard portez-vous sur les jeunes femmes d’aujourd’hui ?
Quand je les regarde je les trouve libres. Belles et libres. J’envie leur allure. Elles ont une démarche qui n’est pas la même qu’autrefois. Mais elles ont oublié beaucoup de choses du passé, elles ne se rendent pas compte que les droits qu’elles ont aujourd’hui ne vont pas de soi. On s’est battu pour ça. Je crois que la transmission ne s’est pas bien faite. Il y aurait un travail de mémoire à effectuer. Et puis, je les trouve très occupées. Elles font mille choses à la fois, et pour ça, je leur tire mon chapeau. Même si parfois cela m’inquiète un peu.
Pourquoi cela vous inquiète ?
Les Françaises cumulent les records de natalité et d’activité. Ça ne doit pas être facile tous les jours. Je me demande s’il ne leur manque pas un cadre, des éléments d’analyse. Elles n’ont pas de Simone de Beauvoir moderne pour les aider. Aujourd’hui, il n’y a pas de mouvement féministe populaire, avec un côté un peu massif qui toucherait un plus grand nombre de femmes. C’est peut-être ça qui m’inquiète un peu plus.
Vous trouvez les femmes moins fédérées aujourd’hui derrière la question féministe ?
En fait, quand les socialistes sont arrivés au pouvoir dans les années 80, ils ont appuyé les revendications féministes. Evidemment, on ne peut pas leur reprocher. Mais le fait d’institutionnaliser la lutte la draine un peu de son énergie. Quand c’est devenu officiel, il n’y a plus eu le même enthousiasme que quand on bricolait entre nous.
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